Le sport comme outil de transition énergétique

  • Vivre le Design Énergétique
  • 30 Avril 2018
  • 3 commentaires

À celles et ceux qui s'intéressent au comptage de l’énergie, je recommande très souvent un article que je trouve fondateur. Écrit par Jean-Marc Jancovici en 2005, il s'intitule Combien suis-je un esclavagiste ? Ce long document, en reprenant l'idée assez ancienne d'esclave énergétique (voir par exemple Énergie et Equité, de Ivan Illitch) illustre deux choses de manière frappante :

  • le corps humain est, entre autres choses, une « machine énergétique », que nous pouvons utiliser pour nous rendre des services énergétiques. Nous l’alimentons (avec du riz, des lasagnes ou des biscottes), et il convertit tout cela en chaleur, déplacement et/ou information/conscience. 
  • la domestication des énergies fossiles a permis à l’humanité de sortir du recours aux seules forces musculaires, mettant à disposition de ceux qui peuvent se l'offrir des quantités phénoménales d’énergie. Ainsi, Jancovici estime que le service rendu par une petite voiture correspond à celui fourni par plusieurs centaines de cyclistes-esclaves.

Je vous invite bien entendu à lire l’article au complet. Ce qui m’intéresse ici, pourtant, ce n’est pas tellement ce constat de l’incroyable quantité d’énergie mise à notre disposition. Ce que je veux, c’est utiliser cette lecture des services énergétiques pour éclaircir certains aspects de notre quotidien. 

 

Retour sur la nature de la consommation énergétique

 

crossfit - courbe

J’ai déjà expliqué, dans un autre article, de quelle manière, dans le cas d’un bâtiment, les besoins énergétiques peuvent être compris comme l’écart entre le comportement naturel de l’enveloppe et les contraintes de l’usage. L’énergie permet de combler cet écart existant entre ce qui est disponible et ce que l’on souhaiterait. Par exemple, on injecte de l’énergie sous forme de chaleur dans un local pour rendre l’ambiance plus agréable pour l’usager.  Cette compréhension du rôle de l’énergie est généralisable. C’est l’un des fondements, sinon le premier, du design énergétique : l’énergie nous sert à combler l’écart entre un état actuel et un état souhaité. Corrolaire : pour qu’il y ait un « besoin » énergétique, il faut qu’il y ait une forme d’insatisfaction vis-à-vis de la situation spontanément présente.  Je suis ici et je voudrais être ailleurs ? Alors j’ai « besoin de transport ». Si je suis bien là où je suis… plus de besoin de transport. Je n’aime pas le poisson ou les pommes de terre crus ? Alors j’ai besoin du service énergétique de cuisson. Ma bière n’est pas assez fraîche ? J’ai besoin d’un service « rafraîchissement ».  Une fois le niveau de service défini, se pose la question de la manière de le rendre (quelle technologie ?) et de la source d’énergie à utiliser. En langage négaWatt : après la sobriété viennent les étapes sur l’efficacité et le mix énergétique.

 

Dépasser les limites du corps humain

 

L’histoire racontée par Jean-Marc Jancovici, mais également par Yuval Noah Harari dans Sapiens est celle de l’homme cherchant à mobiliser plus d’énergie que celle de son propre corps. Quand nos jambes ne courraient pas assez vite, il était bien commode de domestiquer un cheval. Et le recours aux esclaves rendait possible l’exploitation de larges surfaces agricoles.  C’est encore aujourd’hui valable. Nos techniques permettent de convertir des énergies en service que notre corps ne peut pas fournir. Elles le font avec tellement de facilité que c’en est devenu presque absurde. Les cas sont nombreux où, malgré le fait que le corps pourrait nous rendre le service visé, nous avons recours à une technique (et à l’énergie). Voici quelques exemples très courants :

 

  • crossfit - besoins Proposition de hiérarchisation des besoins Source : Association négaWatt s’envoyer des SMS à l’intérieur de la maison
  • sortir la voiture pour amener les emballages au conteneur, les enfants à l’école à 1 km ou chercher une baguette à 500 m
  • utiliser l’ascenseur pour monter un les courses au deuxième étage
  • passer par l’Escalator pour gravir 6 m de dénivelé dans le métro
  • faire livrer une pizza du bout de la rue en scooter
  • chercher sur internet une recette à afficher sur une tablette
  • demander à un livreur de nous déposer 3 packs d’eau
  •  

En temps normal, et peut-être particulièrement dans les milieux « militants » de l’énergie, on considère ces consommations comme superflues ou inacceptables. Ces déplacements très courts ou ces usages « de confort » sont parfois des cibles privilégiées quand on cherche des gisements de negaWatts. Il n’est pas rare d’entendre ou de lire (comme dans le merveilleux Manifeste négaWatt) qu’avec « juste du bon sens, ces usages disparaitraient ».  Pour ma part, je ne le pense pas, pour au moins deux raisons : notre usage du libre arbitre et notre condition physique. 

 

Libre arbitre et condition physique

 

Libre arbitre dans une société technicienne

Nous sommes dans une station de métro, face à un choix : escalier mécanique, ou pas ? Dans un cas encore plus complexe, l’ascenseur pourrait se trouver devant moi, alors que l’escalator est à 50 mètres. Que faire ? La facilité ou l’exercice ? Si votre fille Jessica, 15 ans, est enfermée dans sa chambre et que vous souhaitez l’appeler pour le dîner, quel est le meilleur choix ? Vous avez votre téléphone, elle est probablement sur Snapchat avec ses copines. Choisissez-vous le SMS (gratuit dans votre abonnement), ou allez-vous quitter votre activité, monter l’escalier, frapper à la porte, risquer un « ouaiiiiiiiiiis, j’arriiiiiiiiiiive…. », redescendre pour faire une nouvelle tentative dans 10 minutes ? 

crossfit - élévateurSi vous avez 75 ans et des rhumatismes dans les jambes, vous avez peut-être fini par faire installer un monte-escalier. C’est tellement plus sûr ! N’allez-vous pas l’utiliser presque à chaque fois ?  Il ne faut pas sous-estimer la réelle difficulté d’un tel choix entre « praticité » et sobriété. Quotidiennement, le monde extérieur nous vend et nous propose un monde pratique et sans effort, où chaque activité s’accomplit avec le sourire. Dans les publicités, personne ne transpire, sauf pour devenir plus belle/beau et séduire au final le mannequin. Une fois l’option « pratique » installée, elle sera utilisée. Dit autrement : lorsque des esclaves énergétiques sont mis à notre disposition, nous y aurons recours. C’est quasiment une loi naturelle, et on peut penser ici à la « société technicienne » évoquée par Jacques Ellul. 

 

Condition physique dans une société technicienne

Le recours à une technique plutôt qu’aux capacités de notre corps pour produire un service énergétique a une conséquence fâcheuse. Cela rend notre corps de moins en moins apte à rendre ce même service. Un véritable boucle de rétro-action, dont les conséquences entretiennent les causes ! On peut bien entendu penser aux aspects physiques. Si je ne me transporte plus que par des machines, je deviens moins endurant, mes jambes sont plus faibles. L’idée de parcourir deux kilomètres à vélo s’approche doucement du challenge.  Mais il y a pire. Notre corps est un excellent dealer. Il nous fournit, en punition ou en récompense des drogues diverses : les hormones. Là aussi, il y a une boucle de rétro-action positive aux effets négatifs. Moins on fait d’effort, moins l’effort nous fait plaisir. C'est presque une tautologie de dire que notre forme physique se dégrade quand on ne l'entretient pas. Mais si on conserve l'analogie avec une machine, c'est effrayant : notre "machine énergétique" est d'autant plus inefficace qu'on ne s'en sert pas.

Addiction aux services énergétiques

Les deux aspects évoqués ci-dessus peuvent renvoyer à la notion d’addiction. On a, en effet, entendu dire que notre société était littéralement « droguée à l’énergie ». Terme adapté ou pas, on peut au moins remarquer que nos sociétés sont prêtes à sacrifier beaucoup, beaucoup de choses pour se procurer de l’énergie. Et on peut également noter qu’il leur semble très, très difficile de s’arrêter. Le parallèle peut se faire au niveau individuel : quand on a commencé à toucher aux services énergétiques faciles, c’est de plus en plus difficile de s’en sortir. Le corps le réclame, notre périmètre se restreint si nous n’avons pas notre dose, et il est de plus en plus difficile de penser notre vie en dehors de cette organisation énergivore. J’ai dit que l’histoire racontée par Jancovici et Sapiens est celle de l’homme cherchant à élargir les possibles de son propres corps. On connait maintenant bien les dégâts engendrés par cette démarche. Mais on oublie aussi souvent d’en voir l’échec : le corps des hommes est devenu de moins en moins apte à produire ses services. En reportant sur la technique et l’énergie fossile la fourniture des services énergétique, l’homme a progressivement diminué sa capacité à se les rendre lui-même. Son autonomie s’est restreinte.  On peut donc se poser la question : la démarche peut-elle s’inverser ? Si je considère qu’un homme de moins en moins autonome physiquement engendre une surconsommation énergétique, ne puis-je pas faire l’hypothèse qu’en rendant son autonomie physique à l’homme, il réduira sa dépendance à l’énergie ?  J’en étais à ce stade de mes réflexions, il y a quelques mois, lorsque j’ai rencontré le CrossFit...

 

Une approche du CrossFit par le design énergétique

 

(La plupart des informations que j’utilise ici viennent des conférences du coach Greg Glassman.)

Le Crossfit définit la condition physique

Créé dans les années 1970 par Greg et Lauren Glassman, le CrossFit est, d’après Wikipédia, une « méthode de conditionnement physique de type entraînement croisé ». Ce n’est pas le lieu de vous présenter en détail ce dont il s’agit, Internet regorge de ressources et de débats (plus ou moins relevés, plus ou moins fondés…) sur la nature de cette activité.

Ce qui nous intéresse particulièrement est le fait que le CrossFit semble avoir été créé en définissant ce qu’est la condition physique. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il ne semblait pas exister de définition large de la notion « être en forme ». Pour l’énergéticien, la définition du « fitness » proposée par le Crossfit est particulièrement intéressante : c’est la capacité de travail à travers de larges domaines temporel et modal.  Traduction en langage énergétique : produire des services énergétiques en grande quantité sous différentes formes. Tiens… n’est-ce que pas là ce dont je parlais, justement, en évoquant notre recherche d’élargissement du périmètre de notre corps ? 

 

Le CrossFit définit la qualité de service énergétique

Le CrossFit parle également de dix aptitudes physiques générales, et entend développer chacune de ces capacité. Voici la liste que les manuels donnent :

  • Endurance cardiovasculaire/respiratoire : capacité des systèmes de l’organisme à accumuler, utiliser et fournir l’oxygène
  • Endurance : capacité des systèmes de l’organisme à traiter, fournir, stocker et utiliser l’énergie
  • Force : capacité d’un ou de plusieurs muscles à appliquer une force
  • Souplesse : capacité à optimiser l’amplitude des mouvements d’une articulation donnée
  • Puissance : capacité d’un ou de plusieurs muscles à appliquer une force maximale en un laps de temps minimal
  • Vitesse : capacité à minimiser le cycle temporel d’un mouvement répété
  • Coordination : capacité à combiner plusieurs modèles de mouvements distincts en un seul mouvement distinct
  • Agilité : capacité à minimiser le délai de transition d’un modèle de mouvement à un autre
  • Équilibre : capacité à contrôler le placement du centre de gravité du corps par rapport à sa base d’appui
  • Précision : capacité à contrôler le mouvement dans une direction donnée ou à une intensité donnée. 

En réalité, ces compétences expriment le niveau de performance et de versatilité de la machine humaine. L’article de Jean-Marc Jancovici détaille les « analogues esclaves » en jambes (pour la puissance nécessaire à la mobilité, par exemple) et en bras (pour le travail précis, par exemple). Il s’agit d’une approche plutôt quantitative. Le modèle CrossFit permet d’aller plus loin, en détaillant les compétences, et en les intégrant dans un seul corps.

L’entraînement de CrossFit n’utilise que des mouvements fonctionnels, c’est à dire des mouvements complexes similaires à ceux de la vie courante. Cela fait dire parfois qu’il s’agit de devenir un.e « athlète du quotidien ». Toutefois, le terme « athlète » ne me semble pas représentatif. Si on rencontre de véritables champions, la grande masse des pratiquants (dont je suis) relève d’une pratique « bien-être ». Ainsi, des militaires d’intervention vivent le même entrainement que des assistantes maternelles, chacun cherchant à améliorer les compétences de sa vie quotidienne.

Le CrossFit inverse la boucle de rétro-action

L’aspect physique de l’entraînement CrossFit est certes efficace pour que notre corps retrouve sa capacité d’action. Mais j’ai également évoqué l’aspect hormonal de notre relation à l’effort. Et bien je trouve particulièrement intéressant que, dès la conception du CrossFit, le coach Glassman ait intégré les aspects neuro-endocrinien. Ainsi, l’entrainement est conçu pour maximiser la réponse neuro-endocrinienne. En bref : il s’agit d’une pratique addictive de l’effort (en tous cas, c’est comme cela que je le vis) ! En matière de libre-arbitre, un tel entraînement me semble donc contribuer à renoncer plus facilement à la « praticité », justement parce que l’on prend plaisir aux options moins immédiatement confortables. 

 

Et le mix énergétique ? 

Je n’ai parlé jusqu’à présent que d’efficacité énergétique. Mais où tout cela nous emmène-t-il si, pour survivre à de tels entrainements, il fallait une alimentation en décalage avec la nécessaire mutation de notre agriculture ? Il se trouve que le programme CrossFit intègre largement le volet « Alimentation », comme fondement de la démarche. On y évoque largement les principes du régime « The Zone », popularisé par ailleurs en France sous le nom « régime des stars ». Là aussi, les débats pour/contre font rage sur internet.  Il reste que dans le cadre du CrossFit, les recommandations en protéines sont plutôt basses (de l’ordre de 130 g/jour), et que rien n’interdit, bien sûr, qu’elles soient d’origine végétales.

Par ailleurs, la recommandation générale est plutôt la restriction calorique. Mon expérience personnelle est effectivement une réduction de mon apport calorique et de ma consommation de protéines. Cela se produit dans le cadre d'une alimentation qui utilise mieux la nourriture que j'ingère. Là aussi, de l'efficacité alimentaire allant dans le sens de la Transition. 

 

CrossFit et Transition Énergétique : exemple personnel

 

1 kg de gras et 1 kg de muscle (pour les photos de moi torse nu, il faudra attendre…) On ne peut pas dire que je sois un athlète du CrossFit. Je pratique depuis un an, avec une longue pause pour raison médicale. Je ne témoigne ici que de mes observations.  Sur cette période de 1 an, mes mensurations (cuisse, bras, taille) n’ont pas évolué. En revanche, j’ai pris 6 kg (de 66 à 72 kg). Ma seule explication est la conversion de graisse en muscle. Mais surtout, l’efficacité de mon corps comme machine énergétique a nettement évoluée. A titre d’exemple :

  • il y a un an, j’utilisais un rameur à environ 750 cal/h. Aujourd’hui, je l’utilise à 1100 cal/h environ (soit + 46 %)
  • il y a un an, j’avais une puissance de pointe sur un « airbike » de l’ordre de 400 W. Aujourd’hui, elle est de l’ordre de 620 W (soit + 55%)
  • la première fois que j’ai soulevé une barre d’haltérophilie (« deadlift »), elle pesait 75 kg. Aujourd’hui, je peux soulever 5 fois une barre de 105 kg. 
  • etc.

crossfit - airbikeJ’estime qu’en moyenne, après un an de pratique, mon corps est devenu une machine environ 30% plus performante dans de nombreux domaines. J’ai aussi appris, dans de nombreux domaines, à ne pas me faire mal et à utiliser une technique adaptée : je suis donc plus efficace.

Enfin, j’ai modifié mon alimentation en mangeant moins et mieux, sans me sentir contraint (j’avais pourtant essayé un sacré nombre de régimes !) : j’ai un meilleur mix énergétique. 

Ma consommation énergétique fossile a-t-elle diminué ? Difficile à dire, bien sûr, d’autant qu’avec des TOC comme les miens, elle était déjà nettement plus basse que la moyenne française. Mais rien qu’en réduisant mes risques de blessures (meilleure agilité, souplesse, force, etc.), je sens que j’éloigne le recours possible aux ambulances, déambulateurs, ascenseurs, etc.

Et j'ajoute un bénéfice que je trouve important. Mes enfants grandissent et prennent du poids à mesure que je deviens plus fort. Je continue ainsi à les porter, les lancer, chahuter à leur mesure. Et cela, c'est un sacré gain énergétique !

 

CrossFit et Transition Énergétique : reprendre le pouvoir

 

J’ai évoqué le CrossFit parce que j’ai été interpellé par la globalité et la précision de l’approche. J’imagine bien sûr que des raisonnements similaires sont possibles avec d’autres entrainements.

J’ai trouvé un autre lien intéressant entre CrossFit et design énergétique : le fait de considérer le sport au service de la pratique quotidienne. J’ai par exemple évoqué dans cet article la déconnexion très courante entre le travail de conception/simulation et la pratique de terrain. On trouve la même chose dans le sport : une pratique in-vitro. Le fait d’avoir recours à la voiture pour aller faire du vélo me semble un exemple représentatif. Le lien est le même lorsque je parle d’hygiène de l’esprit : un entraînement rationnel et conçu pour améliorer la vie réelle, en connaissant les compétences qu’elle requiert.

Vous pourriez croire que je plaisante lorsque je parle de CrossFit au service de la Transition Énergétique, mais je suis tout à fait sérieux. Regardez les corps autour de vous, dans la rue. Vous semblent-ils, en général, en parfait état pour évoluer dans le monde qui nous entoure ? Vous semble-t-il que le monde que notre société valorise plutôt ce que l’on est, ce qu’on peut faire, ou ce que l’on possède ?

Le monde du CrossFit est plein de citations autour de la motivation, de la dureté à l’entrainement, etc. Cet article parle de la relation entre addiction à l’énergie facile et recherche (ou pas) de confort et de facilité. C’est pour cela que j’aime particulièrement cette citation attribuée à Neale Donald Walsh : la vie commence à la fin de votre zone de confort.