La fin ou les moyens ?

  • Vivre du Design Énergétique
  • 19 Mai 2019
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On trouve page 47 du remarquable livre Bureaucratie de David Graeber cette phrase : 

"La question ultime est celle des valeurs". 

Et un peu plus loin ce complément :

"Quiconque déclare fonder sa politique sur la rationalité affirme que tous ceux qui ne sont pas d'accord avec lui pourraient être fous. C'est peut-être la position la plus arrogante qu'on puisse adopter. Ou alors il entend "rationalité" comme synonyme d' "efficacité technique". Dans ce cas, il se concentre sur sa façon de faire parce qu'il ne veut pas parler de ce qu'il veut faire à la fin. L'économie néoclassique est tristement célèbre pour ce genre de manoeuvre". 

Je trouve là un troublant parallèle avec ce que j'évoque souvent dans les secteurs de l'énergie et du bâtiment : la confusion et la dissociation entre les moyens (outils de calculs, dossiers, labels, etc.) et les résultats souhaités (en temps normal... des services dans le monde réel). 

Je suis quotidiennement choqué, dans ma pratique, par l'énergie, le temps et l'argent engloutis dans des processus et des démarches sans avantage clair sur le service rendu dans le monde réel. C'est à ce point prégnant et apparemment universel que quand j'ai voulu, il y a quelques années, me concentrer uniquement sur le travail que je trouvais utile, il y a eu deux conséquences immédiates :

  • mon modèle commercial a dû être intégralement refondu : mes prestations n'entraient pas dans les cases habituelles. Je n'étais plus compatible avec la bureaucratie du secteur, son langage, son mode de pensée, son échelle de valeur
  • Mon activité a rapidement coulé, et a mis plusieurs mois à redémarrer : mon ancien modèle était calé sur des "produits" définis par le système bureaucratique (calculs réglementaires, dimensionnement, missions "de base", etc.) pour des clients eux-mêmes organisés selon ce système bureaucratique

 

Faire un pas de côté

 

Ce n'est que depuis deux ans que, clairement, le design énergétique se positionne à côté de ce système. J'y vois, pour ma part, un engagement vers le monde réel, à l'inverse d'un système qui a construit le monde qui nous entoure. Car soyons clairs. Si, comme le dit Graeber, la finalité et la priorité de la bureaucratie du bâtiment et de l'énergie était un monde habitable, sobre, efficace et respectueux, quarante ans d'application de ces outils le montrerait, serait la démonstration du résultat. Au lieu de cela, nous n'avons jamais eu autant de mal logés, de zones hostiles aux abords des villes, d'absurdités énergétiques.

Ceux qui penseront que c'est "parce qu'il n'y a pas assez de moyens" font erreur. Les moyens vont là où on le souhaite. Je reprends ici un autre exemple cité par Graeber (page 46).

"Prenons un distributeur de billets. Depuis 30 ans, je ne peux me souvenir d'un seul cas où j'ai demandé une somme à un distributeur et en ai reçu une autre par erreur ; et je n'ai pu trouver personne autour de moi à qui ce soit arrivé. C'est si vrai qu'au lendemain de la présidentielle de 2000 aux Etats-Unis, quand on régalait l'opinion publique de statistiques sur les degrés d'erreur des machines à voter - 2,8% pour tel type, 1,5% pour tel autre-, certains on eu la témérité de faire cette remarque : dans un pays qui se dit la plus grande démocratie du monde, où les élections sont notre sacrement suprême, nous acceptons apparemment sans problème que les machines à voter se trompent régulièrement en comptant les voix, alors que, sur les distributeurs de billets, des centaines de millions de transactions ont lieu chaque jour avec un taux d'erreur global de 0%. Que faut-il en conclure sur les priorités réelles des Américains en tant que nation ?"

Moi qui aime tant les voyages en train et critique si souvent l'organisation du transport ferroviaire dans notre pays, je ne peux m'empêcher de faire un parallèle. Depuis plus de dix ans, tout voyageur subit les effroyables composteurs jaunes. Capricieux, fragiles, compliqués, défaillants, ils ont été construits par l'un des plus grands fabricants mondiaux de panneaux d'affichage, Solari Udine. Comment est-ce possible, sinon à considérer que la finalité d'un tel projet n'est pas la fiabilité du compostage ?

Ne connaissant pas l'historique de ce projet, j'en suis réduit aux assertions... Était-ce de justifier un ou des postes ? Était-ce de justifier un budget ? Était-ce même de rendre moins fiable le compostage, ce qui peut s'avérer économiquement plus intéressant ? Tout personne ayant des informations sur cette histoire me ferait une grande joie de me les communiquer.

 

L'énergétique réelle : un acte militant

 

La question reste posée : si la finalité du système bureaucratique et réglementaire en place dans les mondes de l'énergie et du bâtiment n'est pas la qualité de vie dans le monde réel, quelle est-elle ?

Ici encore, la perspective de Graeber peut nous éclairer. Il replace ces mécanismes dans un contexte historique et politique : la mise en place, depuis 1970, d'un "enchevêtrement d'éléments publics et privés si inextricable qu'il est totalement impossible de les dissocier". Par exemple, lorsque récemment, j'ai accompagné une jeune entreprise dans une procédure de reconnaissance de CEE (mécanismes publics), il semblait logique que les décideurs de fait dans la procédure étaient des employés de grands groupes du privé. J'avais observé le même phénomène, quelques années plus tôt, lors d'une discussion à la DHUP sur un mécanisme d'aide à la performance énergétique. Autour de la table, et en position de force, se trouvaient les grands groupes énergétiques.

Cet enchevêtrement public-privé a pour objectif, selon Graeber, de "siphonner" la richesse vers les investisseurs. On peut comprendre cela comme un transfert forcé de richesse de la sphère économique réelle à la sphère financière, largement virtuelle et deshumanisée. Ce siphonnage peut s'effectuer de différentes manières, dont les plus courantes sont la création de mécanismes obligatoires payants (chacun trouvera des exemples), ou d'entités aux rôles réels obscurs, mais permettant de chèrement payer du personnel. Sur ce dernier sujet, je renvoie à un autre livre de Graeber, Bullshit Jobs.

Notons bien ceci : il ne s'agit nullement d'une simple complication administrative, au sens kafkaïen, comme on pouvait largement en entendre parler dans les années 60-70. Il s'agit au contraire d'un complexe organisé, mêlant les sphères publiques et privées.

Dans cette perspective, il y a un sens de plus à faire de "l'énergétique du monde réel", comme j'aime à le dire : il s'agit d'un acte de résistance politique et économique. Il s'agit de conserver de la richesse à l'endroit où elle doit être : dans le monde réel.