Yves Marignac, expert nucléaire non-institutionnel (2)

  • 05 Janvier 2019
  • 1 commentaire

Nous avions eu en fin d'année 2018 l'honneur d'accueillir Yves Marignac sur le blog. Dans la première partie de cette interview-fleuve, nous avions parlé de la posture très particulière de l'expert indépendant, de l'histoire de WISE-Paris. Et Yves nous avait déjà offert quelques histoires de "derrière le rideau", de celles qui, toujours, me fascinent. Et pour bien commencer cette nouvelle année 2019 (qui sera ce que nous déciderons tous d'en faire, à chaque instant) je vous propose de retrouver Yves Marignac, dans la seconde partie de l'interview. Nous sommes toujours dans les bureaux de WISE-Paris, entourés de murs entiers de documentation. Et Yves va nous parler de ses sujets d'inquiétude... Je vous l'avais dit en introduction de cette interview : quand Yves Marignac est inquiet, j'ai les mains moites. Je vous aurai prévenu.e.s. (Et vous pouvez retrouver Yves dans une très bonne émission de France Culture, avec l'excellent Michel Colombier, de l'IDDRI).

 

Yves Marignac - analyser et traiter l'information publique avec un regard critique

 

Pascal Lenormand : Et justement, ces faits, ces données, ces informations avec lesquelles vous travaillez, ce sont les mêmes pour tout le monde ?

Yves Marignac : C’est vraiment dans l’ADN de WISE-Paris d’aller chercher ces informations et de constituer en permanence un fond documentaire sur lequel appuyer les analyses. Les choses ont changées aujourd’hui, on est a l’époque du « tout électronique ». Mais WISE-Paris a été créé en 1983. Jusqu’en 2003 environ, la documentation papier était l’unique source possible d’information. Nous avons donc accumulé une documentation unique en France sur le nucléaire et l’énergie avec des centaines de dossiers thématiques, des milliers probablement de rapports techniques, de la littérature, etc.

C’est vraiment la base de tout notre travail, et notre premier réflexe c’est toujours d’aller chercher autant que possible l’information disponible et actuelle. Pour autant, on n’a pas un énorme accès à l’information. Cela peut paraître surprenant en France. Mais je ne peux pas résister à l’envie de citer cette phrase de Daniel Pennac, dans Monsieur Malaussène : « La transparence est un concept d’escamoteur ». Cela reflète vraiment la manière dont l’industrie nucléaire a utilisé depuis longtemps ce concept. Il permet de dire « regardez, voila les informations que je vous livre » pour en cacher d’autres, souvent plus essentielles.

Pascal Lenormand : Si vous ne travaillez qu’avec de la donnée publique, c’est bien la preuve que votre savoir-faire réside dans la collecte et l’analyse ? Nous avons donc plus ou moins accès à la même information que la plupart de nos interlocuteurs. Mais nous avons sûrement une capacité, de par l’aiguillon critique qui nous anime en permanence, à mieux voir cette information et à mieux la comprendre. Voici un exemple pour l’illustrer. J’ai rédigé en 2003 une note technique pour WISE-Paris sur l’EPR. C’est l’époque où le projet de Flamanville n’était pas encore lancé, et la question politique était de savoir s’il fallait effectivement engager la commande d’un réacteur nucléaire. J’ai donc analysé à l’époque les raisons pour lesquelles l’industrie portait ce projet. Je les ai replacée dans le contexte qu’on pouvait déjà deviner à l’époque de montée en puissance des renouvelables, d’évolution des marchés de l’électricité, d’évolution des préoccupations des populations par rapport aux risques nucléaires, etc. J’ai aussi puisé dans les retours d’expérience de l’industrie nucléaire française, par exemple le cas de Super Phénix. C’est le seul exemple de construction d’un unique réacteur d’un modèle. Tous les autres paliers ont toujours été commencés par paires. La note s’appelait « L’EPR : un choix du passé qui fermerait l’avenir? ». J’avais pris la précaution d’ajouter un point d’interrogation qu’on pourrait tout à fait retirer aujourd’hui.

La conclusion était que l’EPR, compte tenu de ces éléments, risquait fort d’être une catastrophe industrielle. Ce n’est évidemment pas parce que j’avais la science infuse, ou parce que j’avais accès à une meilleure information que les leader de l’industrie nucléaire française de l’époque, mais simplement parce que j’avais le courage ou l’envie (ce qu’ils n’avaient pas) de voir cette information pour ce qu’elle était et donc de penser réellement les risques d’un projet qui, de leur côté, était une évidence. Parce que la fuite en avant a toujours été la culture de l’industrie nucléaire. 

Pascal Lenormand : Je te redemanderai tes pronostics à l’avenir…

Yves Marignac : Ça ne dit rien, absolument rien, de ma capacité à bien deviner les choses sur d’autres sujets. Cela montre seulement qu’à l’époque, sur la base de l’information disponible, ce risque pouvait être envisagé. L’industrie avait donc les moyens d’en tenir compte et d’adapter sa stratégie au lieu de foncer. Il y a une autre hypothèse envisageable. Peut-être l’industrie savait-elle que ce risque existait, mais préférait créer une situation de fait accompli, ce qui est une autre manière de l’éliminer.

 

Yves Marignac - risque majeur n°1 - la crise systémique

 

Pascal Lenormand : On se voit pas très souvent, mais je dois avouer que je te prends un peu comme baromètre de mon moral sur la question du nucléaire. Je sais que l’on pourrait passer plusieurs heures sur ce simple sujet, mais je te pose quand même la question : si tu devais citer, les trois plus grosses inquiétudes pour toi aujourd’hui, sur le nucléaire, quelle seraient-elles ?

Yves Marignac : Il y en a deux qui me viennent, je pense que cela suffira. Globalement, il y a malheureusement beaucoup de raisons de se faire peur, et WISE-Paris n’est pas tout seul à le dire. L’ASN (Autorité de Sureté Nucléaire) le dit aussi, avec des mots différents, et peut être avec un vernis de prudence. 

  • Il y a clairement des problème de sécurité de nos installations nucléaires qui n’ont pas été conçues, dans les années 70 pour être robustes au type de menace qu’on peut imaginer aujourd’hui. Il y a aujourd’hui de nombreux moyens très diffus, très puissants, difficile à détecter et facile à mettre en oeuvre auxquels des terroristes peuvent essayer d’avoir accès.
  • Il y a la question de l’accumulation des matières nucléaires sans emploi, des combustibles usés qu’on ne sait plus où mettre, sous couvert de recyclage et de ce mythe du retraitement et de la réutilisation ad vitam aeternam des matières. Cela ne fonctionne pas du tout, même si on en utilise une partie, cela représente moins de 1% de l’ensemble des matières mises en jeu.
  • Il y a la question de la sureté de réacteurs nucléaires vieillissant puisqu’ils approchent, voire atteignent pour les plus anciens, l’échéance des 40 ans. C’est la durée de vie initialement prévue en terme de design technique pour ces machines.
  • Il y a évidemment la capacité, financière mais pas seulement, des entreprises du secteur. Cela recouvre plusieurs problèmes. D’un côté, leurs faibles ressources les poussent à réduire autant que possible les coûts, encore renforcés par les évolutions au cours des années. De l’autre, leur statut les met sous la pression d’actionnaires qui demandent une rentabilité à court terme. Mais on parle aussi de faible capacité en terme de compétence humaines et industrielles avec à la fois les départs en retraite de la génération qui a construit et fait grandir ce parc, et un tissu industriel de fournisseurs qui n’a pas été capable de se maintenir, faute de marchés. La faute à la stagnation d’une industrie qui s’est développée trop vite. 

Tout cela, pour moi, conduit à un constat : le nucléaire français est dans une crise systémique. Elle devient en plus une crise de gouvernance, à la fois dans la gestion de cette industrie et dans la gestion de ses risques. Pourquoi la gouvernance ? Parce ces dernières années sont apparus des défauts graves et non détectés de maintenance, notamment sur les réacteurs d’EDF qui a dû reconnaître, contraint et forcé, un certain nombre de problèmes, mettant en cause la tenue aux séismes, d’équipements indispensables à l’alimention électrique ou au refroidissement de dizaines de réacteurs. 

Un tel constat implique qu’on ne peut plus avoir confiance dans les discours des exploitants sur l’état réel des installations, et donc dans les démonstrations de sureté. On peut d’autant moins avoir confiance que ces dernières années ont également vu émerger une fraude à grande échelle sur la qualité des équipements. Sur les plus lourds, comme les gros composants fabriqués au Creusot, mais pas seulement. On parle là des cuves, des générateurs de vapeur, des énormes tuyaux des circuits primaires et secondaires, des pompes, etc. Et on parle de fraude en particulier pour certains équipements qui sont dit en « exclusion de rupture ». Ce sont des équipements pour lesquels on ne prévoit pas, dans la démonstration de sureté, de palier une éventuelle casse, par principe « impossible » car source d’une situation catastrophique. On fait le pari que la qualité de conception et de fabrication permettent de garantir qu'une telle rupture ne peut pas arriver.  Et là, d’un seul coup, on se rend compte que l’industrie a massivement fraudé sur la qualité de tels équipements. Comme cela ne donne lieu à aucune sanction ni remise en cause, le système est aujourd’hui fondamentalement perverti de l’intérieur. 

 

Yves Marignac - l'histoire d'une impasse

 

Pascal Lenormand : Mais… c’est proprement effrayant ! Comment a-t-on pu en arriver là ?

Yves Marignac : C’est la conséquence de l’évolution de statut des différents acteurs. Le système a été élaboré dans les années 70, où tout ça était l’incarnation de l’État. Il semble que l’idée même que les exploitants, dont on nous dit toujours qu’ils sont les premiers responsables de la sureté, puissent frauder, n’était présente à l’esprit de personne. Et c’est aussi une crise de gestion industrielle. Sans même parler d’Orano et de l’impasse de la stratégie de retraitement, si on parle du parc EDF, les choses sont très simples. Un réacteur nucléaire, c'est quelque chose qui coûte essentiellement de l’argent avant de produire et après avoir produit : c’est coûteux en construction et en démantèlement et gestion des déchets. La chronique financière des recettes et des dépenses est extrêmement difficile à gérer par un exploitant nucléaire. Et ce phénomène s’applique à une échelle unique pour EDF, dont l’essentiel du parc de production français est nucléaire et se tient en une dizaine d’années. En résumé, l’exploitant inscrit dans ses comptes beaucoup de dépenses pendant la période où il construit, puis surtout des recettes quand il exploite, et enfin beaucoup de dépenses quand il ferme l’équipement. C’est vrai avec tout les modes de production mais c’est particulièrement aiguë pour le nucléaire. La situation d’EDF, c’est celle d’avoir un parc aujourd’hui amorti et massivement générateur de recettes (même s’il coûte de plus en plus, il coûte pour être maintenu) mais qui devient massivement générateur de dépenses. Aucune entreprise ne peut sereinement faire face une telle situation. Pour EDF, la perspective est celle d’un écroulement financier sans un soutien d’une manière ou d’une autre de l’État. C’est d’autant plus vrai que la stratégie visant à aller chercher des relais de croissance à l’international s’est avérée catastrophique, et a surtout généré des dépenses et des charges, plutôt que les recettes qui devaient permettre de faire face au déclin du parc français. La réponse actuelle de l’industrie nucléaire à cette situation se résume dans une phrase de Jean-Bernard Levy devant la Commission d’enquête sur la sureté nucléaire de l’Assemblé Nationale en juin 2018 : « EDF doit construire des nouveaux réacteurs, comme le cycliste doit pédaler pour tenir debout ». Je pense qu’il faut prendre toute la mesure de cette phrase, en ayant simplement conscience qu’EDF, tout le monde en convient, n’a en réalité pas les moyens aujourd’hui de construire de nouveaux réacteurs. Jean-Bernard Levy nous dit « Attention ! Je vais tomber ! ». Il faut se demander comment on peut aider Jean-Bernard Levy a trouver les freins et à poser le pied à terre, parce qu’en général, un cycliste sait s’arrêter. Or la seul réponse de l’industrie, c’est la fuite en avant.

Document d'archive rare : Yves Marignac expliquant tranquillement la fin d'un monde, négligemment appuyé sur un coin de table. (Photo : Benoit Verzat)

 

Je pense qu’aujourd’hui, la question majeure est de savoir si la société prend conscience du fait que l’industrie nucléaire française n’est plus suffisamment pérenne pour qu’on lui délègue à ce point la gestion des risques. Il y a eu cette construction, dans les années 70, faisant du nucléaire une politique de l’État pendant des décennies. Cela amenait cette continuité et une pérennité. Même si certain projets se passaient mal, même si l’industrie avait quelques difficultés, l’État compensait toujours et maintenait l’objectif de 75% d’électricité nucléaire.  Ces temps sont révolus, ils sont derrière nous, mais nous n’avons pas encore pris la mesure de la nécessaire reprise en main par la société de la gestion des risques. C’est pour cela que le rôle de l’expertise non institutionnelle est peut-être plus nécessaire que jamais, pour accélérer cette prise de conscience. 

Pascal Lenormand : En résumé, tu nous dis que l’ensemble du système sur lequel on fondait la confiance dans l’industrie nucléaire a été fraudé. 

Yves Marignac : Oui. Le système reposait sur la confiance que l’évaluateur (l’IRSN) et le contrôleur (l’ASN) doivent pouvoir faire aux exploitants. Et bien cette confiance est morte. Bien sûr, ils ne le diront pas, mais elle est effectivement morte, et la confiance que la société peut avoir dans ce système de gouvernance est morte avec. C’est un chantier majeur de reconstruire les procédures, les mécanismes qui permettent de donner cette confiance parce qu’elle est évidemment indispensable, quelque soit l’évolution du nucléaire dans la politique énergétique française : il y a des installations, des déchets, à gérer, etc. Ça, pour moi, c’est aujourd’hui la question majeure : comment la société prend conscience de la profondeur de cette crise systémique et développe des solutions pour aider pratiquement l’industrie nucléaire à y faire face, étant bien entendu que ce n’est pas des acteurs d’un système que peut venir la solution pour dépasser ce système.

Pascal Lenormand : Et bien… ça fait déjà beaucoup. Et pour toi, cela ne représente qu’un des deux problèmes majeurs concernant le nucléaire ?

 

Yves Marignac - risque majeur n°2 - quand le nucléaire civil est officiellement mis au service d'une logique militaire

 

Yves Marignac : Oui, car la deuxième question fondamentale, très profonde, est la raison pour laquelle la France a du mal à s’engager dans une Transition Énergétique, par rapport à d’autres pays. Elle a du mal parce qu’elle n’a pas trouvé de programme politique qui fasse sens autour de cette transformation de son système énergétique. Pour comprendre pourquoi elle n’en trouve pas, il faut voir tout ce que racontait notre système énergétique dès les années 70. D’abord autour de la notion de service public, mais aussi dans un récit plus profond de grandeur et de puissance à travers le nucléaire.  Même si ce mythe de grandeur n’a plus grand sens, on commence à voir émerger l’argument selon lequel la poursuite du nucléaire civil est indispensable pour maintenir les compétences du nucléaire militaire. La question du nucléaire civil deviendrait donc un enjeu de sécurité nationale.  Or, pendant des décennies, l’industrie a prétendu au contraire qu’il s’agissait de deux choses bien séparées. Depuis, on a bien vu que ce n’était évidemment pas le cas, même s’il est très compliqué de documenter les liens et les passerelles. Mais cet été 2018, une information est sortie sur un rapport remis par l’ancien patron du CEA et actuel conseiller du PDG d’EDF, et l’ancien Directeur Général de l’armement au Gouvernement sur la question du maintien des capacités de construction de réacteurs civils et militaires. Ce rapport concluait que pour maintenir notre capacité à construire des réacteurs, des sous-marins ou porte-avions, il faudrait construire 6 EPR. Sur le plan énergétique, cela n’a évidemment aucun sens, mais c’est un changement de logique majeur, d’autant plus significatif qu’il coïncide avec des changements de même nature dans les deux autres démocraties occidentales qui sont aussi des puissances nucléaires militaires, les USA et le Royaume-Uni.

Pascal Lenormand : Il s’agit d’un retournement de l’argumentation, qui consiste à mettre la stratégie énergétique au service de la stratégie militaire ?

Yves Marignac : C’est véritablement un nouveau discours. Il apparaît au moment même où le contexte énergétique fait que la question d’une sortie du nucléaire peut raisonnablement être mise sur la table. Il s’agit d’un scénario aujourd’hui techniquement et économiquement envisageable et même potentiellement souhaitable. Il y a encore 10 ans, les termes étaient très différents. En tous cas, ce débat existe et si la France décidait de le faire, elle pourrait mettre en oeuvre une sortie du nucléaire. Et c’est à ce moment précis que le lobby nucléaire établit un lien avec le nucléaire militaire et les questions de sécurité, en renvoyant à ce récit de « grandeur » et de « puissance ». Dans l’histoire de l’énergie, le nucléaire est une technologie totalement marginale. Il n’a jamais fourni plus de 3% de la consommation d’énergie finale de l’humanité . En revanche, c’est une technologie majeure du coté militaire et géopolitique, non seulement à cause des armements nucléaires, mais parce qu’il pèse sur toutes les relations de domination qui se créent entre états autour de contrats nucléaires, y compris civils. C’est bien cela qui est présent profondément aujourd’hui. Je pense que c’est la nouvelle frontière de la réflexion à mener. Ce récit de puissance et de grandeur remonte à De Gaulle, qui a remplacé le  récit colonial par le récit nucléaire. Tant qu’on ne le déconstruit pas pour en proposer un autre qui fasse projet pour les Français en tant que peuple et nation, il restera un obstacle majeur à la fois aux transformations du système, mais aussi au débat démocratique et pluraliste sur ces questions.